3 Janv. 2020

Article

Allison Michael Orenstein

Revue d'une vie d'engagement

Joséphine Baker

À l’instar de Joséphine Baker, qu’elle va interpréter sur scène, la soprano Julia Bullock est une femme de couleur qui a grandi aux États-Unis et a réussi à s’y faire un nom. Il en va de même pour Claudia Rankine, poétesse afro-américaine de renom à qui Peter Sellars a tenu à faire appel pour l’écriture des textes de Perle Noire. Rencontre avec deux femmes de caractère.

Comment vous êtes-vous retrouvées à l’affiche de ce projet ?
CLAUDIA RANKINE Le metteur en scène, Peter Sellars, est venu à moi pour me proposer le projet. J’ai d’abord refusé car je ne connaissais pas grand-chose à la vie de Joséphine Baker. Il m’a dit qu’il tenait absolument à ce que ce soit moi qui rédige les textes du spectacle et devant cette volonté, j’ai finalement répondu que j’allais essayer.
JULIA BULLOCK On m’a comparée pour la première fois à Joséphine Baker quand j’ai commencé mes études de musique classique à l’université et on m’a dit qu’en raison de mon apparence, on me demanderait sûrement de chanter beaucoup de répertoires musicaux exotiques. Alors, j’ai commencé à faire des recherches sur la vie, les performances et la musique de Joséphine, que je voyais jusqu’alors seulement comme la « femme qui a dansé dans une jupe en banane ». Lors d’un premier programme de récital en 2014, j’ai interprété des chansons qui touchaient à des thèmes indispensables à sa vie : l’exploitation et l’objectivation, les questions d’identité et les difficultés à entretenir des relations intimes.

Chanter Joséphine Baker n’est donc pas un exercice inédit pour vous mais, qu’avez-vous changé par rapport à la première fois où vous vous êtes glissée dans la peau de ce personnage ?
JULIA BULLOCK Peter Sellars m’a encouragée à m’imprégner davantage de son répertoire musical. Il a invité Claudia (Rankine) à rédiger un texte et, cette fois, j’ai trouvé pertinent de considérer le corps de Baker à travers la danse. Peter a donc demandé au chorégraphe Michael Schumacher de développer un Charleston déconstruit, puis, l’International Contemporary Ensemble (ICE) m’a présenté le compositeur Tyshawn Sorey. Ensemble, nous avons imaginé et créé une chorégraphie au rythme de la vie tumultueuse de Joséphine Baker, pour rendre pleinement hommage à cet être dynamique.

Claudia, vous ne connaissiez pas grand-chose de Joséphine Baker. Où avez-vous trouvé l’inspiration pour écrire ce spectacle ?
CLAUDIA RANKINE J’ai lu tout ce que je pouvais à son sujet : des entretiens, des livres sur sa vie, sur sa carrière… Et plus j’avançais dans mes recherches, plus j’étais fascinée par la complexité de sa vie ! Ce projet (NDLR : Perle Noire) m’est alors apparu comme un moyen de faire connaître son engagement profond pour les droits civiques, son amour de la scène, son amour des hommes, d’une manière correcte pour elle, cohérente avec son époque et avec tout le reste de sa vie.

Et vous, Julia, sur quoi avez-vous le plus travaillé pour incarner Joséphine Baker sur scène ? L’objectif est-il d’imiter ou seulement de suggérer la femme qu’était Baker ?
JULIA BULLOCK Je n’essaie absolument pas de me faire passer pour elle. Cela n’a jamais été mon intention. Je devais me faire à l’idée que je ne devais pas, et ne pouvais pas uniquement mettre en avant cette projection de Baker, « magnifique » et « joyeuse » à tout moment. Je devais laisser mon corps et ma voix s’inscrire comme des éléments enragés, brisés, anxieux, douteux et furieux, tout en gardant l’exubérante force de vie que Joséphine aimait transmettre au public. Et dans ce contexte, la création musicale qui m’unit aux autres sur scène contribue à faire émerger cette complexité.

Quels moments de sa vie, quels traits de sa personnalité avez-vous choisi de faire ressortir sur scène ?
CLAUDIA RANKINE Les textes se concentrent sur sa carrière de meneuse de revue et sur sa façon de se servir de sa couleur de peau à la fois comme un outil de lutte contre le racisme, contre l’exode des populations qui régnaient à cette époque, mais également comme un outil pour bâtir sa carrière.
JULIA BULLOCK Les êtres humains se débattent autant avec ce qu’ils se demandent à eux-mêmes qu’avec ce que leur demandent les autres. Nous jouons un rôle dans le déroulement de nos vies, même si nous sommes en désaccord avec le dénouement. L’orateur se pose autant de questions qu’il en pose aux autres. Son incarnation de la liberté est-elle uniquement due au fait qu’elle était si désespérée et envieuse de s’échapper ? Qu’a-t-elle dû abandonner pour obtenir cette liberté ?

Claudia, on dit souvent de vous que vous êtes très attachée aux couleurs, notamment au noir, au blanc, au bleu, mais aussi à leur signification et à la condition des personnes noires dans vos poèmes. Ces thèmes sont-ils également essentiels dans le spectacle ?
CLAUDIA RANKINE Oui, ils le sont. L’une des choses que j’ai apprise durant mes recherches c’est qu’après l’assassinat de Martin Luther King, sa veuve Coretta Scott King, a demandé à Joséphine Baker de prendre la tête du Mouvement des droits civiques. Et cet épisode de sa vie représente pour moi une formidable fenêtre sur Joséphine. Son engagement contre les politiques raciales aux États-Unis, la façon dont elle a souffert, sa manière de créer un foyer en France, afin que la race et le genre ne soient plus des caractères déterminants quel que soit l’endroit où l’on vit et la période dans laquelle on évolue, sont également centraux.

Que représente-t-elle à vos yeux ?
CLAUDIA RANKINE Pour moi, Joséphine Baker incarne la complexité, le désir, le fait d’être constamment rejetée, toutes ces choses qui rendent sa vie troublante.
JULIA BULLOCK Elle incarne une multitude de valeurs et d’émotions : la liberté, l’exploration, la force, la tristesse, le sacrifice, la sensualité, le glamour et le grotesque. Mais elle était aussi un symbole de la Libération. Elle était très indépendante et reflétait parfaitement son temps, même si, pour moi, elle était en avance sur lui.

Durant les années 30, Joséphine Baker avait pour habitude d’accrocher des bananes à ses hanches pour dénoncer le racisme. Pensez-vous que le message qu’elle voulait faire passer à l’époque est encore d’actualité, 90 ans plus tard ?
CLAUDIA RANKINE Évidemment que ce message est encore d’actualité. Il est au centre de la politique internationale, en France, en Europe, en Grande Bretagne.
JULIA BULLOCK Le racisme devra être continuellement dénoncé tant que les êtres humains continueront d’adhérer à l’idée de « races ». Ce concept a été développé afin de justifier qu’un groupe d’êtres humains en maltraite et en opprime un autre, mais il n’a aucun fondement biologique. La différence entre les races n’existe pas – la culture, le patrimoine, oui, mais pas la race.
Le racisme est une réalité à laquelle nous devons faire face juste parce qu’un grand nombre de gens a adhéré à ce concept de « race », et tant qu’il n’aura pas été rejeté et éliminé de l’esprit public, le racisme sera présent dans tous les domaines et doit donc être abordé.

Quel moment de la vie de Baker témoigne le mieux de sa lutte contre le racisme, selon vous ?
JULIA BULLOCK Baker a dénoncé le racisme dans ses spectacles, dès l’instant où elle a cessé de jouer en noir et où elle a refusé de se produire devant des publics distincts.
Pour affirmer la race humaine, et en finir avec cette idée de « race », Baker a choisi d’adopter des enfants issus des quatre coins du monde et de les faire cohabiter sous un même toit. Elle présentait sa famille comme « La tribu arc-en-ciel ». Le concept était beau, il y avait beaucoup d’amour et de bonnes intentions, cela se ressentait.
Cela lui permet-il de rester une figure intéressante au XXIe siècle ?
CLAUDIA RANKINE C’est quelqu’un qui a vécu une vie très dense, elle était une « diva extraordinaire », une activiste politique, une femme qui a souffert de ruptures, quelqu’un qui essayait de créer une société qui, encore aujourd’hui, n’existe pas.

Aujourd’hui, avez-vous quelque chose en commun avec Joséphine Baker ?
CLAUDIA RANKINE Pas vraiment, car, vous savez, ma vie est très calme par rapport à la sienne (rires). Nous sommes toutes deux des femmes noires, qui avons grandi aux États-Unis mais quand je regarde sa vie, je ne pense pas que j’aurais été capable de vivre tout ce qu’elle a vécu et d’accomplir ce qu’elle a fait en une seule existence.
JULIA BULLOCK Au fur et à mesure de l’élaboration du spectacle, la frontière entre Joséphine Baker et moi est volontairement devenue de plus en plus floue. Mais parmi tous les engagements et les nombreux rôles que Baker a assumés au long de sa vie, je la définirais d’abord et avant tout comme une artiste engagée. À cette période-ci de ma vie, j’admets que je suis intimement liée à cela. Je me réfère aux interprètes qui cherchent à faire évoluer une expression au fil du temps. Des artistes vers lesquels je peux me tourner encore et encore, et qui, même après les avoir regardés ou écoutés plusieurs fois, m’apprennent toujours quelque chose. Baker fait certainement cela pour moi de manière inattendue. Elle était dans la poursuite d’une vie centrée sur la performance et n’a laissé personne interférer. Pourquoi cette volonté est-elle si importante et si inépuisable chez certaines personnes ? Je n’ai pas fini d’explorer mon for intérieur, alors je ne prétendrai pas le faire pour Baker, mais je ne pense pas que ce soit tellement une question de besoin d’attention, c’est une question de vouloir se connecter. Il n’y a pas de plus grand frisson ou de plus grande satisfaction sur terre, du moins pour moi, que de se sentir lié à une autre personne, par une réalité partagée.

Propos recueillis par Lise Boulesteix

«[…] La frontière entre Joséphine Baker et moi est volontairement devenue de plus en plus floue. » Julia Bullock

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