10 Mars 2022

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©Thomas Amouroux

Benjamin Bagby & Peter Sellars, l'interview

Propos recueillis par Priscille Lafitte

Il y a trente ans, le spécialiste de musique médiévale Benjamin Bagby croise le chemin du metteur en scène Peter Sellars et lui parle du Roman de Fauvel, manuscrit d’une grande richesse musicale et d’une actualité brûlante. Après des années de recherches – qui prennent forme pour la première fois sur la scène du Théâtre du Châtelet – les deux artistes professent leur fascination pour un objet hors-norme.

Portrait d'un homme la main levée
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Le metteur en scène Peter Sellars

Qu’est-ce qui vous a immédiatement parlé dans cet ouvrage ?
Peter Sellars : Dès que Benjamin Bagby m’a présenté ce Roman de Fauvel, la nature de ce manuscrit m’a interpellé. Parcourir cet ouvrage est comme s’aventurer dans une expérience de synesthésie : le texte, la musique et l’image se répondent, se contredisent, s’enrichissent mutuellement. Vous trouvez une image, puis du texte, du son, encore du son, à nouveau une image, puis une autre, qui laisse place à du texte et à du son… le rythme de lecture est syncopé au gré de juxtapositions surprenantes. Ce manuscrit ouvre un espace immense. Dans notre imaginaire contemporain, on considère que le Moyen Âge est une période de miniatures, d’œuvres de petite échelle, à l’exception des cathédrales. Ce Roman de Fauvel nous donne l’occasion de penser cette époque autrement. La conception de ce manuscrit est aussi monumentale qu’une œuvre de Mahler, Bruckner ou que la Transfiguration d’Olivier Messiaen ! Nos rituels de concert sont complètement inappropriés pour un tel matériau. Même l’opéra ne peut contenir une telle démarche.

Que savons-nous des auteurs de cet objet ?
Benjamin Bagby : Nous avons repéré quelques noms, sans savoir s’ils sont réels ou des pseudonymes. Nous avons la certitude qu’ils travaillaient à la chancellerie royale de la dynastie capétienne et qu’ils étaient des jeunes gens ayant reçu un très haut niveau d’éducation – un enseignement des textes religieux, du latin, du français et d’autres langues. Ils étaient, de toute évidence, de parfaits connaisseurs de la musique et de la littérature qui les précédaient. C’est un ouvrage somptueux, les matériaux sont luxuriants. C’est l’un des plus beaux ouvrages de l’époque en France, et pourtant, nous ne connaissons rien du commanditaire, qui devait forcément être en position de pouvoir. Nous penchons pour la thèse d’une production clandestine. Il était peut-être même dangereux de posséder cet ouvrage.

P.S. : Le parti pris est radical – une radicalité politique et esthétique – fruit de l’expression de jeunes gens, âgés d’environ 25 ans, visiblement très en colère contre le statu quo politique. C’est un cri irrespectueux contre l’injustice et la corruption qui règnent dans les strates du pouvoir. Leur visée artistique est incroyablement vaste et ambitieuse. Comme l’explique Benjamin Bagby, c’est l’époque où le jeune Philippe de Vitry (1291-1361) développe des harmonies inédites, pour ainsi dire illégales, dans ses motets. C’est un travail d’une absolue inventivité ! La beauté de la musique ne peut laisser personne insensible. Une telle puissance est rarissime. Les auteurs assument aussi bien une abstraction artistique de haut vol, que des chants venus de la rue et des descriptions pornographiques. Je retrouve là l’esprit de l’avant-garde russe, notamment de Vladimir Maïakovski : eux aussi puisaient dans des matériaux anciens une inspiration révolutionnaire. La vieille génération exprime souvent sa nostalgie des temps anciens. Il est plus surprenant de voir la jeune génération avoir conscience de l’état de ruine de la société. C’est pourtant ce qui se passe aujourd’hui : voyez la foule des jeunes Greta Thunberg pointer du doigt les problèmes urgents de notre monde et s’effrayer de l’état de la planète qui leur est léguée.

Portrait d'un homme les mains levés
©Thomas Amouroux
Le musicien Benjamin Bagby

Comment imaginez-vous la vie intellectuelle et musicale de ce collectif au XIVe siècle ?
B.B. : Il faut considérer l’existence d’une intelligentsia musicale – l’équivalent de l’Ircam aujourd’hui – qui travaillait dans les cercles de la famille royale. Ces musiciens étaient très éduqués, aptes à créer de nouvelles formes polyphoniques ou instrumentales pour les besoins du palais. Peter Sellars vient de mentionner le musicien Philippe de Vitry, qui avait une vingtaine d’années au moment de la rédaction de l’ouvrage. Je perçois dans ses partitions à la fois des références anciennes, et des tentatives nouvelles pour pousser plus loin les limites de la notation musicale, de l’expression, et de l’imbrication du texte avec la musique. Certes, les musiciens ne donnaient pas des concerts tels qu’on les conçoit aujourd’hui. Mais sur l’île de la Cité, entre Notre-Dame et le Palais, il y avait tout de même de multiples occasions pour faire entendre de nouvelles musiques. La plupart d’entre elles a dû se donner dans un cadre privé, dans l’intimité, devant un public de connaisseurs qui savaient apprécier la subtilité d’un texte ou d’une structure musicale, et étaient sensibles à l’esprit novateur qui soufflait à Paris et en Avignon en ce début de XIVe siècle. C’est important de comprendre combien les auteurs de ce manuscrit étaient conscients de la nature inédite de leur ouvrage. Ils avaient probablement une haute idée d’eux-mêmes et de leur démarche.

P.S. : Ce qui est frappant, c’est de constater que ce superbe manuscrit n’est pas sorti du cerveau d’un génie isolé, c’est une oeuvre collective. C’est sûrement pour cette raison que cet objet dépasse toutes les bornes, il est incomparable dans sa démesure. L’ouvrage constitue un tel affront au pouvoir en place, qu’il est certainement hors de question pour ses auteurs de le signer, comme l’a expliqué Benjamin Bagby. C’est un cas d’école de littérature souterraine et clandestine. J’imagine l’existence d’un groupe qui se réunit en secret pour débattre, pour échanger des idées, et bouleverser la donne politique. Le manuscrit est le reflet de ces discussions, portées par un haut niveau d’humour, une véritable vision politique, et un sens aigu du beau. Tout cela se juxtapose. Il n’y a pas une seule tonalité d’écriture dans ce manuscrit, le registre du langage change en permanence. C’est souvent cru, sinistre, lucide. Tout cela est inscrit sur des pages incrustées de fines mèches d’or et d’argent. J’en parlais récemment avec un spécialiste d’art africain de passage à Los Angeles. Et il m’a donné son interprétation : quand vous tournez la page, le document attrape la lumière et l’envoie vers le lecteur. Une bénédiction, une énergie, émanent du livre. J’adore cette façon d’aborder spirituellement ce manuscrit : il est vivant, il nous parle, il jette une lumière sur notre époque.

Précisément, quel message envoie ce manuscrit ?
P.S. : L’ambition du Roman de Fauvel est immense, à commencer par sa portée spirituelle. La critique du statu quo politique n’est pas du même ordre que l’éditorial d’un journal comme Le Monde ou le New York Times. Le texte débute sur des considérations sur la perfection cosmique. La description des dérives de notre humanité prend sa source de très haut ! Penser à partir de l’organisation du cosmos permet une approche puissante des questions morales. Il nous faut ce niveau de raisonnement et d’abstraction pour penser au-delà de nos psychologies individuelles. Ce manuscrit fait des connexions entre la trivialité de notre quotidien et notre destinée humaine. Vous y trouvez côte à côte un graffiti pornographique et un hymne à la vierge : tout est relié. Le manuscrit a la capacité de dire les choses très directement tout en passant par la métaphore. Ces deux qualités créent une réaction chimique passionnante. La librettiste Alice Goodman a reproduit ce style dans son actualisation du texte. Elle possède des qualités de poétesse très proche de la littérature médiévale. Dans ce manuscrit revient en permanence le terme de « profit ». Philippe le Chancelier avait écrit, un siècle plus tôt, un chant long de 15 minutes intitulé « Veritas, equitas », vérité et équité. Ce chant pourrait être entonné aux rassemblements de « Black Lives Matter » aujourd’hui. Il y a une telle urgence, une vérité dans ce texte. Les auteurs du Roman de Fauvel ont ajouté une dernière ligne à ce « Veritas, equitas », qui dit : « où est le profit, une fois que le monde est détruit ? » Cette question n’a rien perdu de son acuité.

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