23 Mars 2021

Article

La Grande Beauté en temps d’épidémie

En 2021, la situation épidémique imaginée par Thomas Mann en 1911 prend une dimension singulière. En marge de Mort à Venise, la création d'Ivo van Hove, retour sur l'œuvre originale qui "engage les rapports entre la vie et la mort, la beauté et la décrépitude, la vérité et la difficulté de la dire".

Personne n’a envie d’en parler, mais elle est là : dans la Venise de Thomas Mann, une épidémie rôde. De cette maladie mortelle, les habitants et les officiels assurent qu’ils ne savent rien, que ce n’est rien, qu’il n’y a rien à en dire ; et prétextant le sirocco, ils appellent l’attention des touristes sur ce qu’ils sont venus chercher, la beauté de la ville et la douceur du climat.

En 2021, cette situation imaginée par Thomas Mann en 1911 prend une dimension singulière. Elle offre une réponse bouleversante à la question qui serre le cœur de tous : que se passe-t-il exactement ? Sous cette forme abrupte, elle est celle que pose Gustav von Aschenbach, personnage central de Mort à Venise, à tous ceux qu’il croise – le maître d’hôtel, l’employé de banque, le musicien, le balayeur… Mais si personne ne sait y répondre, ce n’est pas seulement par fourberie, pour ne pas faire s’enfuir les clients. En effet, cette question ne concerne pas seulement la maladie ; elle engage aussi les rapports entre la vie et la mort, la beauté et la décrépitude, la vérité et la difficulté de la dire. Impossible d’y répondre en un mot.

Le mal-être et la vérité

Comment se retrouve-t-on à brasser de si grandes questions ? Chez Thomas Mann, Gustav von Aschenbach quitte Munich pour s’installer quelques temps à Venise porté par un obscur pressentiment, un inexplicable appel du voyage. Dans son adaptation au cinéma, Luchino Visconti est plus explicite : Gustav est venu soigner une maladie qui ressemble à une insuffisance cardiaque ou respiratoire. Dans tous les cas, il est un artiste souffrant, et cette souffrance est censée s’apaiser à Venise. Confronté sur place à une épidémie, Gustav se retrouve donc pris au piège du mal être intérieur qu’il souhaitait conjurer. A la fuite, l’épidémie répond par l’encerclement. Elle lui barre toutes les issues.

Pourtant, cette réponse n’est pas donnée d’emblée, car l’épidémie est sournoise. Les mensonges et les non-dits qui l’entourent révèlent un mal plus profond, en quelque sorte métaphysique, qui tient à la manière dont les apparences se détachent de la réalité. En effet, Venise offre l’image parfaite de ce hiatus : ses palais racontent une histoire qui n’est plus ; ils s’écaillent lentement ; et leur décrépitude augmente leur splendeur en révélant leur décadence. Mais au fond, Thomas Mann et son personnage Gustav valent-il tellement mieux ? Gustav est un écrivain à succès ; Mann et sa femme semblent jouir de tout ce qu’un couple bourgeois désire – l’aisance financière, la liberté de mouvement, la reconnaissance sociale… Pourtant, les apparences masquent mal la réalité. Par contraste, l’épidémie exprime l’approche progressive, incertaine, tâtonnante d’une vérité qui guette et menace de déchirer les apparences – non sans prendre son temps. Son rythme est comparable à celui des toutes premières mesures de la danse macabre de Camille Saint Saens – jusqu’au premier coup d’archet :

La beauté de Venise, le succès de Gustav, le mariage de Thomas Mann, posent donc la question de la vérité d’une manière aiguë, puisqu’ils introduisent une douloureuse division entre les apparences et la réalité. Vraiment, la tentation est grande de laisser en coulisses tout ce qui est laid ou malsain, de cacher sous le tapis les malaises et les maladies, sans affronter ni résoudre quoi que ce soit. L’épidémie, avec son risque mortel, est donc porteuse d’un défi. Elle trace autour des humains isolés dans leurs difficultés, comme Venise sur ses îles, un cercle chaque jour plus étroit, où la mort et l’ignorance dansent la main dans la main pour rendre nos idées et nos sentiments dérisoires. La mort physique fait de nous des masses de matière inerte et puante ; l’ignorance, comme figure de la peur et de la mort spirituelle, maintient l’esprit dans le noir, prisonnier de lui-même, abandonné aux tortures de ses peurs. Comment répondre à ce défi ? Dans Mort à Venise, l’inconnu silencieux qui le relève s’appelle le corps.

Un corps en un regard

Ce corps n’a rien d’une évidence, car comme Gustav, Thomas Mann incarne une littérature d’une grande subtilité, où les impressions sensorielles sont intellectualisées, raffinées, parfois (selon son propre sentiment) jusqu’à perdre contact avec la brutalité du corps et du réel. A l’inverse, Venise est l’image d’une beauté époustouflante, où tout est fait pour séduire les sens, au risque de sensations fortes mais pas toujours agréables, parfois chargées de violence et de mort. Cet écart culturel – entre l’Allemagne et l’Italie – constitue donc deux expériences du corps profondément différentes. A bien y regarder, on pourrait distinguer un écart comparable séparant indifféremment le mari et la femme, l’artiste et son public, etc. : il s’agit d’expériences incommensurables entre elles.

Parvenu au terme de sa vie, Gustav arrive donc sur scène à un moment où il n’est plus question pour lui de se cacher dans ses propres créations mentales : ce qu’il a laissé se perdre en se consacrant à ses travaux, il veut le retrouver par une expérience moins contournée, plus directe, plus vraie. Il la rencontre en contemplant Tadzio, jeune Polonais d’une beauté exceptionnelle, profondément inaccessible. Gustav s’émerveille des effets de cette contemplation. Il découvre que la beauté concentre la vie parce qu’elle attire le regard, qu’elle le retient, et plus elle le retient, plus elle concentre l’attention et rend la vie plus riche et plus intense. Ainsi, la beauté de Tadzio ne vient pas de sa force intérieure, mais du fait qu’elle incurve vers lui les vies environnantes. La beauté associée à la jeunesse, à la santé, à la vertu, bénéficie alors pleinement du contraste qui la fait apparaître dans sa plus grande vivacité. La décadence et la mort lui font parure.

En comparaison de cette beauté authentique, le jeu des masques et des convenances sombre dans le ridicule. La vie sociale de l’hôtel, où une compagnie aristocratique rivalise d’élégance à coups de chapeaux extravagants, exhale un parfum décidément trop capiteux, trop lourd : l’air en devient irrespirable, et les plaisirs, comme le concert que viennent leur donner quelques musiciens, virent au grotesque. Dans le film de Visconti, la musique choisie pour cette scène, servie par des comédiens extraordinaires, souligne le grotesque de ces conventions.

Tout à l’inverse de cette fausse allégresse, forcée au point d’en devenir plus grinçante qu’un tableau de James Ensor, la grande beauté de Tadzio naît des interactions heureuses entre son apparence et les regards – on pourrait dire : entre son apparition et ses témoins. Lui, il n’a pas besoin de jouer pour faire preuve de musicalité. En effet, si un musicien peut jouer les notes d’une partition sans se tromper, la musicalité suppose une implication corporelle et émotionnelle qui, en investissant dans les notes toute l’humanité de l’interprète, appelle aussi celle de ses auditrices et auditeurs à la rejoindre dans l’écoute. Ce jeu d’échos, où ce qui vient du dehors (la beauté extérieure, comme celle de Tadzio) fait surgir une force du dedans (l’émotion esthétique, sans laquelle l’autre ne serait rien), est précisément ce à quoi Thomas Mann veut se montrer fidèle.

Cependant, regarder Tadzio n’est pas seulement agréable ; sa beauté renvoie aussi chacun à sa solitude. Auprès de lui, Gustav est encore, une fois de plus, renvoyé à son mal-être, Thomas Mann à ses non-dits, sa femme à ses frustrations, d’autant que Tadzio lui-même est fragile ; Gustav se fait même la réflexion qu’il ne vivra probablement pas longtemps. Cet effet-miroir révèle, malgré la différence de leurs âges, de leurs situations, de leur aspect, de leurs intérêts, qu’il y a quelque chose qui unit l’éphèbe et ceux qui le contemplent : leur commune fragilité.

Ce qui naît alors – la beauté et l’émotion du beau – est encore beaucoup plus fragile que ses deux composantes, le regard et le regardé. Cette délicate interaction se trouve à la merci de presque rien : une ombre, une odeur, une hésitation, une honte subite, et voici que tout le monde – Tadzio, Gustav, les Mann, et même les Vénitiens – se découvre encombré de soi-même. Alors recommence la course aux mensonges, les faux départs, les tentatives de masquage… En particulier, le salon de barbier est pour Gustav le lieu d’une tentative desespérée pour figer ou remonter le temps. Avec ses poudres, ses fards, ses teintures, le barbier promet d’en conjurer les dégâts, de tirer artificiellement l’apparence hors du temps. De la part de Gustav, c’est une vanité, bien entendu, mais il y a plus encore : il s’agit d’une tentative pour l’observateur de passer de l’autre côté de la beauté (comme on parle souvent de « l’autre côté de l’objectif » du cameraman ou du photographe, celui où l’on reçoit la lumière). Cet effort vain, maladroitement réalisé, humilie le corps vieillissant au lieu de le laisser devenir. Lui, qui est en fait l’acteur principal d’une beauté qui n’existe que pour lui, qui n’a de sens qu’à travers lui, même s’il ne peut à aucun moment la posséder, il se retrouve irrémédiablement ridicule. C’est le signe, s’il en fallait, que le corps ne ment jamais. Et c’est à la lumière de cette découverte qu’il devient possible à Gustav de se tourner vers la plus grande des vérités.

La mort comme une mer

On l’a compris, Mort à Venise déploie la question de la vérité à plusieurs échelles : il s’agit d’interroger à la fois la vérité sur soi-même, la vérité sur le monde et sur « ce qui s’y passe vraiment », la vérité enfin sur l’absolu de la beauté et de la mort. Cette quête d’une vérité tous azimuts met Gustav littéralement en panique : au moment où il comprend que l’épidémie gagne Venise, il envisage d’avertir la mère de Tadzio pour qu’elle s’enfuie et sauve sa famille. Mais il comprend alors qu’une seule chose peut véritablement retenir son expérience de la beauté, la figer dans sa perfection : la mort elle-même. Ainsi se referme sur Gustav le seul cercle vraiment parfait, celui où il se sauve non par la fuite, mais par le choix qu’il fait de son propre destin. En préférant se taire, il referme le cercle où Venise, Tadzio et lui peuvent s’éteindre ensemble. En ceci, c’est lui qui fait preuve d’une grande musicalité, puisque sa décision permet à des êtres aux rythmes très différents de se synchroniser : la lente dégradation des palais vénitiens, l’éclat fulgurant de la jeunesse de Tadzio et le regard, toujours le pur regard de l’esthète, destiné à s’évanouir du fait de sa propre inconsistance, entrent en harmonie. Rien ne figure mieux cette harmonie qu’une composition symphonique, et comme le personnage de Gustav est inspiré de Mahler, on comprend la pertinence de l’adagietto de la Cinquième Symphonie, choisie par Visconti comme musique récurrente de son film, désormais indissociable de Mort à Venise :

L’urgence de se sauver et de sauver l’être aimé de la mort se dissipe. Ce qui apparaissait comme le pire –  laisser la vie et sa beauté se perdre – s’avère être ce qu’il y a de mieux. Alors, la mer et son immensité révèlent une beauté plus grande et plus terrible que toutes les autres. Face à la mer, au lieu de chercher comme d’habitude à se saisir de la beauté, l’être humain apprend au contraire à s’ouvrir à l’immensité. Dans une cité telle que Venise, le fait de contempler la mer revient à tourner le dos à l’or de Saint-Marc, à l’activité des ruelles, à l’agitation fébrile des touristes et aux convulsions des malades. Par contraste avec l’insalubrité de l’épidémie, la mer accueille dans ses vagues sans cesse renouvelées, sans cesse purifiées, la splendeur du soleil et l’innocence de la jeunesse.

L’image de Tadzio dans la mer, bras levé vers le soleil couchant, incarne cette humanité capable de s’oublier pour devenir la spectatrice de cette immensité. Alors, dans un éclair, le corps de Tadzio, sans être ni aussi grand ni aussi puissant que le soleil, découvre un être qui sent, qui s’émeut, qui crie de joie face à la beauté et qui peut même y prendre sa place. En s’éteignant à mesure que le soleil se couche, Gustav peut enfin fusionner avec la plus aveuglante splendeur – dans une disparition où rien ne disparaît, puisque le regard et son objet s’éteignent ensemble, ne laissant rien à regretter. La vie et la mort cessent alors de s’opposer. Elles deviennent les couleurs contrastées de l’existence : art de vivre, bonheur de contempler.

Maxime Rovere & Camila Scorcelli
Maxime Rovere est philosophe et historien de la philosophie. Il a publié en 2020 L’école de la vie (Flammarion), où il explore les interactions qui permettent aux humains  d’apprendre de leurs expériences, à l’école ou ailleurs.

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