14 Déc. 2020

Article

Illustration de Joann Sfar pour Le Petit Prince d’après l’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry. Collection « Fétiche » © Éditions Gallimard Jeunesse

L'ami qui ne meurt pas

par Maxime Rovère

Découvrez comment la célèbre silhouette du Petit Prince est devenue indissociable de la signature d'Antoine de Saint-Exupéry. (En photo, la réinterprétation de Joann Sfar).

Certains enfants s’inventent, pour adoucir et accompagner leur vie, un ami imaginaire. Avec cet être invisible, dont la présence est perçue par eux seuls, ils peuvent communiquer de manière plus ou moins magique. L’ami les écoute, les comprend, et commente à son tour leurs espoirs, leurs frustrations et leurs pensées. Rares sont les adultes qui poursuivent très longtemps ce jeu d’écho avec eux-mêmes. Saint-Exupéry est de ceux-là. Si le Petit Prince est devenu le personnage du récit le plus traduit et le plus vendu dans le monde, c’est qu’il n’est pas seulement un être de roman. Il a joué, pour son auteur, le rôle d’un ange gardien qui l’a aidé à affronter l’absence, la solitude, l’angoisse. Pendant de longues années, avant et après l’écriture du conte, il a accompagné l’existence de l’écrivain à travers une ribambelle de notes, de lettres et de messages jetés un peu partout. Oui, le Petit Prince a existé avant que son ami physique ne raconte son histoire, et il a connu plusieurs formes avant d’atteindre son apothéose.

ANIMER LA SOLITUDE

Dans une lettre à Pierre Dalloz qu’il laisse sur son bureau le 31 juillet 1944, au moment de partir pour ce qui sera son dernier vol, Saint-Ex écrit : « Je n’ai personne, jamais, à qui parler. C’est déjà quelque chose d’avoir avec qui vivre. Mais quelle solitude spirituelle 2. »

Le joli personnage à la crinière blonde exprime un sentiment particulièrement aigu chez Saint-Exupéry – celui d’une solitude désespérée. De fait, le choix de devenir pilote s’accompagne pour lui d’un véritable sacerdoce : les vols en solitaire sont longs et dangereux, et pendant qu’il navigue entre vents et tempêtes, tantôt ébloui par la lumière blanche du soleil, tantôt émerveillé par la voie lactée, l’auteur de Vol de nuit n’est presque jamais accompagné d’un copilote. Sur l’ensemble de sa courte vie, il cumule pas moins de sept mille heures en solitaire, dont mille trois cents en navigation nocturne. Ce qui revient à passer dix mois dans son cockpit, sans autre compagnie que lui-même.

Cette solitude est cependant hantée de deuils successifs, arrivés trop tôt dans la vie de l’auteur. La mort de son père, qu’il aimait tendrement, puis de son frère, dont il était très proche, creusent chez Saint-Exupéry un vide dont son roman Pilote de guerre témoigne avec émotion. Ce face à face avec la mort n’est d’ailleurs pas seulement une affaire individuelle : toute sa génération a été confrontée aux morts liées au premier conflit mondial et à la pandémie de grippe espagnole de 1918. Les disparitions choquent l’adolescence ; les disparus hantent l’âge adulte. Lorsque survient la débâcle de 1940, elle frappe encore les Français de plein fouet. Il devient évident que la mort peut, au moindre carrefour, faucher n’importe qui. C’est dans ce contexte que Saint-Ex conçoit une sorte de marché qu’il passe intérieurement avec les puissances occultes : « L’acceptation de la mort n’est possible que si tu t’échanges contre quelque chose. Donc dans l’amour 3. »

Mais l’amour dont parle Saint-Ex, qui déplace hors de lui-même le sentiment d’exister et l’attachement à la vie, n’est pas de ceux qui peuvent s’épanouir dans la domesticité d’une famille. Sans cesse sur le départ, perpétuellement arraché aux siens, il préfère développer une intense camaraderie parmi la communauté des pilotes. Pour lui, la forme la plus élevée d’amour s’appelle l’amitié. C’est celle qu’il partage avec Jean Mermoz, qui disparaît dans l’Atlantique en 1936, et surtout avec Henri Guillaumet, son ami d’enfance. Malheureusement, le 27 novembre 1940, Guillaumet émet son dernier message : « Sommes mitraillés, avion en feu. SOS 4. »

Lorsque Guillaumet lui est enlevé, ce que Saint-Ex avait de plus précieux bascule définitivement dans l’absence. « J’ai fait de Guillaumet, note l’écrivain, le compagnon de mon silence. » Rien, semble-t-il, ne saurait de nouveau le faire parler. Pourtant, tandis qu’après l’armistice de 1940, Saint-Exupéry se trouve à Lisbonne afin d’embarquer pour les États-Unis, il commence, sous la forme d’une lettre, un texte qu’il adresse à un ami absent. Cette Lettre à un otage<, trop peu connue, est une confession intime qui annonce l’arrivée du Petit Prince. Saint-Exupéry y évoque de manière très touchante « un ami dont on ne sait rien, sinon qu’il est 5 ». À cette heure néanmoins, l’ami absent garde les traits d’un homme réel, car les pensées de Saint-Ex sont encore dirigées vers quelqu’un qu’il a laissé en France. Il s’agit de Léon Werth, son plus grand ami, antimilitariste, petit-fils de rabbin, réfugié pendant toute cette période dans un village français. Tandis que Saint-Exupéry navigue vers New York, cette séparation, comme toutes celles qui l’ont précédée, lui est intensément présente. « Si je me sentais riche, à bord de mon paquebot triste, de directions encore fertiles, si j’habitais une planète encore vivante, c’était grâce à quelques amis perdus en arrière de moi dans la nuit de France, et qui commençaient de m’être essentiels 6. »

MÉTAMORPHOSES DE L ’ANGE

« Tu es l’Homme, dit le pilote au bédouin, et tu m’apparais avec le visage de tous les hommes à la fois. Tu es le frère bien-aimé. Et à mon tour, je te reconnaîtrai dans tous les hommes. 7» Cette promesse, formulée dans Terre des hommes à l’adresse d’un bédouin, s’est donné peu à peu une forme épurée, inédite, grâce aux dessins que Saint-Ex a griffonnés tout au long des années 1930. Laissant sa plume refléter ses états d’esprit, l’apprenti-dessinateur fait naître, presque sans s’en rendre compte, une créature androgyne sur une page retrouvée dans les feuillets d’Hélène de Vogüé (1908-2003). Il s’agit d’une figure de femme aux cheveux courts, qu’une plume synthétique rassemble en grandes mèches, annonçant la chevelure du promeneur céleste. Peu après, un « Nu de femme de trois quarts aux cheveux rouges » présage une fantaisie chromatique que l’on retrouvera bientôt dans d’autres variantes. Ces deux premières apparitions d’un être à l’identité ambiguë laissent supposer qu’à sa naissance, le Petit Prince n’est pas loin d’être une femme… Delphine Lacroix, responsable de la Fondation « Succession Saint-Exupéry », observe d’ailleurs que « le Petit Prince, même s’il fait référence au petit garçon qu’était son auteur, n’est pas un personnage sexué. Au théâtre, il est souvent interprété par des jeunes filles. »

Passés les premiers essais, l’habitude de s’accompagner d’un personnage imaginaire se développe rapidement chez le romancier. Pour lui-même (en marge de ses journaux et de ses carnets), ou pour les autres (dans des lettres et des billets), il s’exprime de plus en plus souvent à travers une sorte de double parfois espiègle, souvent râleur, toujours drôle. Sans prétention esthétique, ce dessin tient sa force émotionnelle de l’absolue sincérité dont fait preuve le personnage, et son auteur à travers lui. Lorsqu’il écrit un roman, Saint-Ex peut reprendre et retoucher plus de cent fois une même phrase, qui ne paraît simple que par un travail acharné de simplification. Dans ses dessins, c’est presque l’inverse : il laisse la ligne prendre le relais des mots. Son cœur s’épanche à ciel ouvert. Dès avant son départ pour l’Amérique, alors qu’il est venu retrouver ses amis, il laisse à la porte de l’appartement qu’occupe Léon Werth un personnage au sourcil froncé qui s’exaspère : « Ils sont partis ! » C’est l’indice que ce petit garçon va désormais s’immiscer partout où l’amitié scintille par son absence.Hébergé à New York par la famille Claudel, l’écrivain va recourir à son personnage à plusieurs reprises pour communiquer avec Marie-Sygne, la petite-fille de Paul Claudel. En 1942, tandis que l’écrivain travaille la nuit, soutenant son effort par le tabac et le café, la petite Marie-Sygne (à peine plus de quatre ans) vient parfois le surprendre au petit matin, comme une annonce de l’aurore en miniature. Alors, à chaque fois qu’il lui arrive de partir avant le réveil de la fillette, Saint-Ex lui laisse un dessin où son ami imaginaire lui témoigne de ses pensées. « L’essentiel, a-t-il noté dans la Lettre à un otage, est que demeure quelque part ce dont on a vécu 8. »

« L’ENFANT EST LE PÈRE DE L’HOMME 9»

Ces dessins tendres et modestes, qu’il destine selon les circonstances aux grands ou aux petits, fascinent bientôt Curtice Hitchcock, l’éditeur américain de Saint-Exupéry. Sans doute a-t-il vu le personnage blond dans les marges d’un jeu d’épreuves, ou bien dans un billet noté à la va-vite ? En tout cas, c’est lui qui encourage l’écrivain à rédiger une histoire pour cet ami imaginaire, et c’est de cette manière qu’en 1943 naît un conte intitulé Le Petit Prince, simultanément en anglais et en français.

Cette publication donne une nouvelle dimension à ce petit bonhomme. Lui qui jusqu’à présent n’a vécu que dans les marges, il habite désormais un livre entier. Sa place dans l’univers personnel de Saint-Exupéry augmente en conséquence. Les petits gribouillages se déploient désormais en belles aquarelles qui ponctuent avec grâce diverses circonstances de la vie de l’auteur.

Cependant, parce que la vie de Saint-Ex appartient à la grande Histoire, il reprend son service quelques mois plus tard dans l’armée, afin d’aller combattre en Algérie aux côtés des Forces françaises libres. Sur cette planète Terre déchirée par la guerre, son ami le rejoint bien vite : en annonce du banquet que l’aviateur donne à ses camarades dès son arrivée dans Alger, son ravissant double apparaît sur le carton d’invitation. Avec beaucoup d’humour, le Petit Prince invite ses amis à offrir sa dernière demeure à un joli cochon. L’ironie, ici, se mêle à un appel vibrant à l’amitié et aux plaisirs de la table, dernière conjuration contre la détresse. Car si le Petit Prince est toujours souriant, c’est qu’il est l’antidote à l’atmosphère suffocante de la guerre. « Mon ami, a écrit Saint-Ex, j’ai besoin de toi comme d’un sommet où l’on respire 10! »

Impossible désormais de séparer les deux êtres – celui qui avait un corps, celui qui n’en avait pas. En mai 1943, dans le train entre Oran et Alger, ils rencontrent ensemble une jeune institutrice. L’écrivain a quarante-deux ans, la jeune femme en a vingt-trois. Elle est mariée, lui aussi. Mais la solitude est trop poignante, et le Petit Prince ne peut suffire à tout… Alors, Saint-Exupéry fait de son personnage l’ambassadeur de ses désirs auprès de la belle. Dans les lettres qu’il lui écrit, des bulles s’échappent de la bouche du personnage, où s’expriment toutes les émotions de l’amour. D’une lettre à l’autre, l’ange blond se plaint : « C’est triste, on ne pense pas à me téléphoner», ou bien menace : « Dépêchez-vous de me téléphoner si vous ne voulez pas que je sois tout à fait infidèle», et, à l’occasion, fait semblant de rompre la relation qu’il ne cesse d’entretenir : « Elle n’est jamais là quand je l’appelle… Le soir, elle n’est jamais rentrée non plus… Elle ne téléphone pas… Je me brouille avec elle ! »

Hélas, le temps manque. Tandis que la tête et l’écharpe du gardien d’étoile en viennent à remplacer la signature de Saint-Exupéry, la belle continue de garder ses distances. Sans doute Saint-Ex est-il mieux doué pour l’amitié que pour l’amour… « Il faut longtemps cultiver un ami, écrit-il ailleurs, avant qu’il réclame son dû d’amitié 11. »

Dans un ultime moment d’exaspération, l’aviateur risque la phrase fatale : « Le Petit Prince est mort. » Sur ce point, Saint-Exupéry s’est trompé. Ce ne sont pas les créatures qui meurent. Tandis qu’en juillet 1944, son avion emporte dans le ciel de Méditerranée toutes les humaines imperfections du créateur, le Petit Prince demeure intact. Soixante-dix ans plus tard, il continue de recevoir toute l’affection de ses lecteurs. « C’est sans doute pourquoi, mon ami, j’ai un tel besoin de ton amitié. J’ai soif d’un compagnon qui, au-dessus des litiges de la raison, respecte en moi le pèlerin de [la chaleur humaine]. J’ai besoin de goûter quelquefois, par avance, la chaleur promise, et de me reposer, un peu au-delà de moi-même, en ce rendez-vous qui sera nôtre 12. »

Maxime Rovère est philosophe et historien de la philosophie. Il a publié en 2020 L’école de la vie (Flammarion), où il explore les interactions qui permettent aux humains  d’apprendre de leurs expériences, à l’école ou ailleurs.

1 Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, p. 379.
2 Cité par Walter Wagner, La conception de l’amour-amitié dans l’œuvre de Saint-Exupéry, Peter Lang, 1996, p. 12.
3 Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1944, p. 774.
4 Cité par Pierre Chevrier, « Le sens de l’amitié », dans Saint-Exupéry, le sens d’une vie, sous la direction d’Alain Cadix, Le Cherche-Midi, 1994, p. 106.
5 Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, Gallimard, 1944, p. 26.
6 Antoine de Saint-Exupéry,  Lettre à un otage, op. cit., p. 27.
7 Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, Gallimard, 1944, p. 243.
8 Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, op. cit., p. 23.
9 William Woodsworth, « L’arc-en-ciel » (1802), in Poèmes, Poésie / Gallimard, 2001, p. 127.
10 Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, op. cit., p. 54.
11 Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, op. cit., p. 21.
12 Antoine de Saint-Exupéry, Lettre à un otage, op. cit., p. 53.

“Je dispose de mon enfance qui se perd dans la nuit comme une racine (1).”

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