26 Mars 2019

Philippe-MATSAS---LEEMAGE---Editions-FAYARD

Rencontre Faïza Guène et Abd Al Malik

Originaire de Bobigny et ayant grandi à Pantin, Faïza Guène est remarquée à 19 ans pour son premier livre Kiffe kiffe demain (2004). Celle qui se décrit comme une passionnée de littérature veut aujourd’hui partager son amour des livres, convaincue comme Abd Al Malik que les mots peuvent changer une vie.

La rencontre

Abd Al Malik J’ai rencontré l’auteur avant la personne. Mon épouse (la chanteuse Wallen) avait entendu à la radio une interview de Faïza, alors toute jeune. Elle parlait de son premier ouvrage avec une intelligence et une vitalité incroyables. On a tout de suite acheté son livre, que l’on a trouvé fabuleux. Deux ou trois ans plus tard, j’ai été invité à une rencontre à la FNAC des Halles avec différents écrivains, dont Faïza Guène. Cela a été une belle rencontre : il est toujours émouvant, lorsqu’on parle avec des auteurs que l’on aime, de voir que l’artiste est humainement à la hauteur de son œuvre.

Faïza Guène Moi, j’étais une fan absolue de Wallen ! À tel point que je parle de cette artiste dans un de mes romans. Elle a été quelqu’un de très important dans mon parcours artistique.

Le rap et la littérature

FG Dans certains endroits, il est difficile d’accéder à la littérature. Nous n’avions pas de livres à la maison, pas de librairie, pas de bibliothèque, et l’école était le seul vecteur possible. Elle n’offre d’ailleurs pas forcément la meilleure porte d’entrée parce que ce n’est pas évident de s’initier à la lecture à 13 ans avec La Métamorphose de Kafka ! Ce sont en fait les rappeurs dont j’ai aimé les textes qui m’ont fait entrer en littérature. Et je le dis avec beaucoup d’amour et de respect pour leur travail : je suis persuadée que beaucoup d’entre eux sont des romanciers contrariés ! Il y a dans le rap une urgence, une vitalité, une manière d’aller à l’essentiel et de raconter des histoires qui m’émeut. Et je suis choquée qu’on puisse le qualifier de sous-culture, parce que certains morceaux méritent autant d’admiration que d’autres formes d’art. Je pense à OpéraPuccino d’Oxmo Puccino (1998), par exemple, qui m’a beaucoup marquée : j’avais l’impression d’avoir fait un voyage après l’avoir écouté.

En fait, il faudrait repenser la façon dont on aborde la littérature avec les élèves, et surtout casser le mythe littéraire. En France, on a tendance à sacraliser assez facilement certains domaines. Le statut de l’homme de théâtre ou de l’écrivain les rend inaccessibles, et cela peut intimider des gens qui n’ont pas de bibliothèque chez eux ou de parents lecteurs. Si on arrive à surmonter cette mise à distance, lire un classique ne devient pas plus compliqué qu’aborder un auteur d’aujourd’hui. Et Camus, en l’occurrence, est plus moderne que beaucoup de contemporains !

Paroles de chansons et écriture de romans

AAM Au départ, nous avons la même matière : les mots. Mais les artistes capables de faire la synthèse, de passer de la chanson au roman sont plus rares. Moi, je me suis inscrit tout de suite dans cette perspective. J’ai trois passions : la littérature, la musique et le cinéma. Au commencement, mon idée était de pouvoir m’épanouir dans ces domaines. Et aussi dans un autre, qui se dessinait en creux, à savoir le théâtre. Ces disciplines sont différentes, mais la question est la même : comment la chose artistique peut-elle bouleverser des êtres, créer du lien ?

Camus, c’est tout cela à la fois : le théâtre, la philosophie, la littérature, et même la poésie. Je pense à son recueil Noces, par exemple. Et il existe d’autres figures d’artistes complets, comme Cocteau, qui a touché à la littérature, à la poésie, au cinéma, ou Victor Hugo, Prévert… Ceux de ma génération, qui ont donné ses lettres de noblesse au hip-hop, n’ont jamais considéré qu’ils faisaient un art mineur. De mon point de vue, le rap est la musique du XXIe siècle par excellence. Tout d’un coup, des gens se sont mis à écrire en faisant fi de tout : fi de la grammaire, fi de la syntaxe, de l’orthographe… Et il s’est passé quelque chose d’incroyable : leur langage est devenu une source d’invention, qui fait partie de la tradition française. Mais ce qui est magnifique ici, c’est que cette culture française s’enrichit du travail sur la langue que font les enfants issus de l’immigration. Moi qui ai grandi à Strasbourg, j’ai été influencé par l’est de la France, son lien à l’Europe, à l’Allemagne, et j’ai eu un autre rapport à la langue qu’ailleurs. Cela montre que le rap et le hip-hop sont un vivier évident pour la littérature actuelle.

Le regard sur les femmes à travers le rap

FG Il s’agit là d’une question de société. Et si on considère le rap comme une expression artistique, tout comme la littérature ou d’autres formes d’art, on ne peut pas lui demander de résoudre ce type de questions. Un artiste a le droit et la liberté d’être dans une posture. Je trouve que c’est un art que l’on prend beaucoup au premier degré et je ne pense pas qu’il soit misogyne. Je regardais récemment une interview de Léo Ferré et c’était dégueulasse ! Pour le rap, c’est un procès qu’on lui fait souvent parce que certains sont vigilants : ils l’écoutent… et ils attendent le faux pas.

AAM Le rap n’est pas plus misogyne que ce qui se passe dans la société française : il suffit de voir comment des gens très sérieux traitent leurs collègues femmes à l’Assemblée nationale !

Donc, même si c’est à gros traits le temps d’une chanson, le rap ne fait que souligner la misogynie de l’époque. En vérité, même le rap le plus misogyne nous révèle l’état de notre société. C’est pareil avec la violence.

FG Mais il y a tout de même une suspicion parce que c’est du rap. On n’envisage pas une seconde que cela puisse être du deuxième degré.

AAM C’est parce que le rap est associé à un milieu social particulier. Avant, c’étaient les rockers qui étaient considérés comme misogynes et violents. Et à partir du moment où Bob Dylan et d’autres sont arrivés, le rock est devenu « fréquentable ». Ces réactions sont courantes lorsqu’un certain art provient de la périphérie, des damnés de la terre, des laissés pour compte. On se permet ces jugements parce que c’est l’art des petites gens. Si le rap venait d’une autre classe sociale, la misogynie qu’on lui reproche serait prise pour du raffinement parce qu’elle viendrait d’un milieu qui ne peut pas être de bas niveau.

Aujourd’hui si on est rappeur et que l’on croit en l’amour, au respect et au dialogue, on est subversif. Donc je le suis au plus haut point ! Le rap est une musique encore jeune et les artistes des débuts ont évolué. Ils se sont mariés, ont eu des enfants… Et leur vision du monde a changé. Même chose pour leur musique. NTM à l’époque, en Seine-Saint-Denis, ce n’est pas le Kool Shen ou le Joey Starr d’aujourd’hui. Ils poursuivent une carrière en solo, mais avant ils faisaient partie d’une bande. On n’est pas le même à 16 ou à 40 ans. Donc il ne faut pas refuser aux rappeurs d’être des êtres humains qui cheminent et évoluent !

Les ateliers et la transmission

Thomas Amouroux
Des participants à un ateliers sur les Justes

AAM Écrire, c’est une façon de s’inscrire dans une filiation, une continuité. Pour moi, il s’agit de mettre au cœur de la littérature des gens ou des héros qui sont réels. J’aimerais que, dans l’imaginaire collectif, il devienne normal qu’un smicard devienne le héros d’un roman. En fait, mon rêve est d’écrire le roman que je n’ai pas eu l’occasion de lire à 14 ans. J’ai eu un déclic à 13 ans dans un atelier d’écriture, ouvert par mon prof de français en dehors de l’école parce qu’il n’existait aucune autre offre culturelle. Il nous encourageait, nous poussait. Depuis, je collabore moi-même régulièrement avec des associations et des institutions. J’ai même commencé cela avant de publier mon premier roman ! Cette démarche de transmission est très importante pour moi : pouvoir être confrontée à des publics jeunes, en train de se construire un imaginaire, et trouver des manières originales de les amener à la littérature. Leur dire que la littérature, le théâtre, le cinéma, ce n’est pas que pour les autres. Je me méfie des mots vides de sens, comme « égalité », « mixité », souvent utilisés pour parler des ateliers d’écriture… Ce qui est important, c’est d’amener ces jeunes à raconter des histoires, à les partager entre eux. Pour cela, j’utilise des outils parallèles comme le jeu ou la vidéo. Je ne fais pas de projets sociaux, ce qui m’importe c’est le geste artistique. Je leur parle de littérature et du plaisir d’écrire. Je ne suis pas là pour résoudre des problèmes qui ne l’ont pas été par les politiques de la ville. Mais je vois à quel point certains d’entre eux ont un problème de légitimité, d’estime de soi, avec cette image très écrasante que l’on a souvent des banlieues… L’idée est de leur proposer une manière artistique d’exprimer leur sensibilité et de leur prouver qu’ils en ont la capacité.

Quand j’étais gamin, dans la cité, on était dans notre monde, dans notre bulle. Et ce qui m’a fait sortir de cela, c’est la littérature. Les auteurs m’ont indiqué qu’il existait un monde en dehors. Lorsque des gens venaient nous initier à l’art ou d’autres sujets, ils avaient souvent une attitude paternaliste qui a fini par me gêner. Je me tourne plutôt vers des jeunes de cité qui ont déjà entrepris une démarche artistique. L’idée, avec les ateliers que l’on organise avec Sciences Po, est de leur faire rencontrer des jeunes d’autres milieux. Pas de cours magistral ici : il s’agit d’échanger, de lire et de travailler tous ensemble sur Les Justes. Je souhaite les entendre parler des implications que ce texte peut avoir pour eux, des incidences sur leur vie d’artiste. Les mots de Camus sont très forts, et le texte restera tel quel à 90 %. Le reste proviendra de nos échanges. On travaille en Seine-Saint-Denis. À travers Les Justes, on parle de la France, de l’Europe, du monde, donc nous devons dès le départ être dans cette dynamique. Pour la musique, on a travaillé, avec Wallen et mon frère Bilal, sur des « monstres », des essais que l’on va tester sur du texte lors des ateliers. L’art déclamatoire en musique peut prendre différentes formes : rap, chant, mi-parlé mi-chanté, déclamation… Nous verrons.

Les classiques

AAM Comment transmet-on ? Pour moi, il est important de hisser le théâtre et la littérature à un niveau élevé, parce qu’il s’agit de magnifier la chose de l’esprit. Il faut rendre la littérature accessible à tous sans pour autant faire de la vulgarisation de bas étage, sans baisser le niveau, sans mettre d’étiquettes comme « sous-culture » ou « haute culture ». J’ai tourné cinq ans avec mon spectacle L’Art et la Révolte, conçu d’après L’Envers et l’Endroit de Camus. Et voir des gamins venir me dire : « Je n’ai jamais lu et maintenant j’en ai envie » et acheter des livres, c’est magnifique. Je me souviens d’un prof qui nous parlait par citations et qui, du coup, créait chez nous un questionnement. C’était sa manière d’enseigner. La transmission, c’est à la fois la personne qui transmet et la manière dont elle le fait. Et pour moi, les enseignants sont mes héros ! Ce sont eux qui m’ont donné le goût et l’amour des mots. Et ce que nous faisons avec Faïza, c’est la même chose : nous partageons avec d’autres notre amour de la littérature.

FG Je me souviens avoir un jour reçu une lettre d’une jeune fille qui avait 15 ans, l’âge de la narratrice de mon premier roman. Elle habitait le XVIe arrondissement. Elle était fille de diplomate et me disait qu’elle s’était identifiée à mon personnage. J’avais 19 ans et j’ai compris que l’on écrivait pour raconter des histoires et toucher des gens qui ne sont pas forcément concernés par ce que l’on raconte. Mais là, je parlais des sentiments d’une adolescente et c’est universel. Lorsqu’on émerge d’un milieu comme celui dont nous venons, se pose la question du modèle et de l’identification : peu d’entre nous arrivent dans le milieu de l’édition. Et je me suis dit que j’avais raison d’écrire parce que ce premier livre que j’avais écrit a été traduit en vingt-six langues. Il a été un passeport pour moi, j’ai voyagé dans le monde entier pour rencontrer des lecteurs dans des favelas de Rio ou à Taiwan ! Ce qui prouve qu’il ne s’agissait pas d’une problématique franco-française de banlieue.

Créer des personnages authentiques, provoquer de l’émotion et réussir à transmettre des histoires, même avec l’obstacle de la traduction, permet d’échapper au thème du « territoire ». On ne s’adresse pas qu’à des gens qui nous ressemblent. Mais il est aussi très important que les gens qui nous sont proches puissent être amenés à lire d’autres choses par la suite. C’est l’une de mes grandes fiertés. Quelqu’un m’a même dit une fois : « C’est le premier livre que j’ai lu, ça m’a dépucelé ! »

AAM J’ai connu la misère, étant jeune. Et écrire des bouquins, se retrouver ailleurs et rencontrer des gens qui vous disent : « tu m’as sauvé la vie », c’est émouvant au plus haut point. C’est d’un livre qu’ils te parlent, pas d’un acte héroïque ! Ce sont des choses que je vis très souvent. Je n’oublie jamais le petit garçon que j’étais, qui a découvert Camus et la littérature. Et voir des enfants vivre ce que j’ai vécu, cette rencontre avec la littérature, c’est bouleversant.

Abd Al Malik devant une bibliothèque
Fabien Coste
Abd Al Malik devant sa bibliothèque

Les Justes

AAM Lorsqu’on parle de terroristes en 2019, cela n’a strictement rien à voir avec ce que pouvait signifier ce mot en Russie en 1905, à l’époque où se situe la pièce de Camus. Aujourd’hui, la radicalisation est basée sur une ignorance et une méconnaissance de l’islam. Or les anarchistes de 1905 sont pour la plupart des lettrés, qui ont un idéal. Dans Les Justes, Yanek est un poète, et on y rencontre des gens qui ont profondément « mal à l’autre ». L’idéalisme de ces personnes vise à améliorer la vie d’autrui. Or aujourd’hui, il s’agit d’une démarche de bout en bout mortifère. Et dans ma mise en scène, je lève toute ambiguïté. Même si elle rime, l’Histoire ne se répète jamais. Et il est dangereux de faire des raccourcis entre deux époques. Camus m’accompagne depuis des années. Je suis « camusard » depuis que j’ai commencé à le lire à 13 ans ! Cela fait longtemps que je pensais à une adaptation des Justes. Et puis j’ai rencontré Ruth Mackenzie (la directrice artistique du Châtelet) qui m’a parlé de Hamilton de Lin Manuel Miranda, qu’elle souhaitait programmer. Je lui ai dit que pour provoquer un vrai bouleversement, il fallait monter cette pièce de Camus avec le dynamisme des banlieues. Avec cette problématique : comment parler d’hier en l’inscrivant dans aujourd’hui ? Camus le permet parfaitement. Lui est dans le XXIe siècle. Sartre, malgré tout le respect que j’ai pour lui, est déjà dans l’Histoire. Comment lutte-t-on ? La fin justifie- t-elle les moyens ? A-t-on le droit, au nom de la justice, d’être injuste ? Camus dit que non et cela, c’est fort, c’est puissant, et c’est très actuel.

Il faudrait repenser la façon dont on aborde la littérature avec les élèves, et surtout casser le mythe littéraire. {…} Si on arrive à surmonter cette mise à distance, lire un classique ne devient pas plus compliqué qu’aborder un auteur d’aujourd’hui. Et Camus, en l’occurrence, est plus moderne que beaucoup de contemporains !

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