
13 Oct. 2025
L’esprit du XVIIIe siècle, la modernité d’Amandine Beyer

Comment faire éprouver les caractéristiques précises d’œuvres écrites avant la grande transformation des instruments, au milieu du XIXe siècle ?
Charlotte Ginot-Slacik, Directrice de l’Orchestre français des Jeunes (OFJ)
Quand la jeunesse se produit au Châtelet
Prenez l’une des musiciennes les plus admirées de sa génération pour ses interprétations de Jean-Sébastien Bach et d’Antonio Vivaldi, pour sa capacité à vivifier les chefs-d’œuvre avec un mélange unique d’exigence et de joie. Associez-lui l’Orchestre français des Jeunes (OFJ), cet effectif symphonique composé des plus talentueux musiciens de la nouvelle génération – la plus jeune est à peine âgée de seize ans. Et retrouvez l’OFJ, dirigé par Amandine Beyer, le 3 novembre dans la Grande Salle du Théâtre du Châtelet pour une soirée où se mêlent l’excitation et la curiosité.
Pour ce tout premier concert à la tête de l’orchestre en formation Mozart – la moitié seulement de l’effectif symphonique, comme au XVIIIe siècle, soit une quarantaine de musiciens environ – la violoniste française a proposé une démarche inédite à de jeunes artistes qui, pour la plupart, commencent tout juste à s’interroger sur le contexte historique des œuvres interprétées.
Un programme emblématique de la seconde moitié du XVIIIe siècle, où Carl Philipp Emanuel Bach – l’un des fils du célèbre Jean-Sébastien – dialogue avec Wolfgang Amadeus Mozart et Jozef Haydn. Une symphonie concertante de Mozart, celle pour violon et alto, dont les parties solistes seront interprétées par de jeunes interprètes de l’orchestre. L’un des chefs d’œuvre absolus de Haydn, la Symphonie n° 103 « Le roulement de timbales », composée après son séjour à Londres, alors qu’il découvrait la puissance de la musique anglaise.
Pour faire comprendre l’esprit et la lettre de ces trois compositeurs, Amandine Beyer a réuni autour de l’orchestre une équipe pédagogique issue des ensembles baroques, qui a travaillé avec les jeunes à la Saline royale d’Arc-et-Senans, où l’OFJ est en résidence. Leur expérience, leur capacité à comprendre les enjeux historiques de tels répertoires forment la première étape d’un chemin vers le « style classique », ce XVIIIe siècle révolutionnaire, qui inventa la symphonie et le concerto, stabilisa l’orchestre autour des cordes, et chercha une musique qui parlerait aux amateurs, tout en passionnant les professionnels.
Mais ce n’est pas tout : comment faire éprouver les caractéristiques précises d’œuvres écrites avant la grande transformation des instruments, au milieu du XIXe siècle ? En permettant à l’orchestre de les approcher au plus près. Ainsi, trompettes et cors joueront sur des instruments dits « naturels », bien différents des cors et trompettes modernes équipées de palettes et de pistons qui facilitent les changements de notes. La prise de risque en sera plus grande – tout, ou presque, reposant sur le travail des lèvres des musiciens – mais les couleurs seront plus caractéristiques des timbres et sonorités d’époque. Le timbalier disposera d’instruments plus petits que les timbales dites « modernes ». Les cordes, elles, s’engagent dans une démarche inédite : l’archetier Jean-Yves Tanguy possède une fabuleuse collection d’archets originaux du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle. Mis à disposition des musiciens, ces archets transformeront leur jeu, leurs appuis ainsi que le rapport entre l’archet et la corde, réinterrogeant ainsi des années de pratique et de formation sur instruments modernes. Ce sont ces archets d’époque que les spectateurs du concert du 3 novembre pourront voir et entendre.
L’altiste solo, enfin, respecte la consigne de Mozart qui, pour faire sonner l’instrument de façon inédite, indiqua qu’il fallait désaccorder l’instrument (le principe de la scordatura italienne) afin de trouver une couleur extrêmement singulière, au risque de déplacer tous les repères de l’instrument et de l’instrumentiste – et nombreux encore sont les solistes qui, aujourd’hui, hésitent à aller jusqu’au bout du projet mozartien.
Cette prise de risques concertée, accompagnée par une équipe de professionnels est au cœur du projet d’Amandine Beyer pour l’OFJ : faire comprendre aux jeunes artistes qu’une telle démarche permet de réinterroger tous les codes, et qu’elle n’est pas une complexité supplémentaire pour de jeunes musiciens engagés dans des parcours longs et compétitifs, mais une incitation à la liberté, à regarder les œuvres autrement, en considérant les conditions historiques de leur création, et en remettant en question ce que l’on pensait connaître.
C’est aussi cette liberté qui a permis à Amandine Beyer de confier les parties solistes à Nicolas Debart et Antoine Rambaud pour le concert au Théâtre du Châtelet, à Émilie Moreau et Léonard Guillery pour ceux de la Saline et de Suresnes : un acte de confiance dans cette jeunesse talentueuse, volontaire, prête à prendre des risques pour transformer les codes. Une telle démarche est d’ailleurs au diapason de la Symphonie concertante pour violon et alto, composée par un Mozart qui a découvert Paris en 1777. Lorsqu’il achève l’œuvre, Mozart a vingt-deux ans à peine : l’âge des musiciens de l’OFJ. La Symphonie concertante symbolise sa rupture avec la tutelle pesante de son employeur d’alors, l’archevêque Colloredo, et incarne l’affranchissement d’un musicien prêt désormais à prendre tous les risques pour donner la pleine mesure de son génie.